Il y a quelques jours,
j'ai filé un coup de main à des amis pour déménager. Heureusement
ayant eu les clés du nouvel appartement bien avant, ils avaient bien
avancé les jours précédents et il ne nous restait que les meubles
à transborder. Enfin presque. Deux cartons orphelins traînaient,
mornes et solitaires. Leur poids laissait à penser qu'ils
contenaient des livres et en me les faisant passer, le gars affecté
au vidage du camion m'a lancé, ironique : "Fais gaffe, dedans
il n'y a que du Marc Levy et du Michel Houellebecq !"
Il ne pouvait pas mieux
tomber : ces jours-ci, j'étais justement en train de relire Les
Particules élémentaires. Je lui ai donc rétorqué qu'il ne
pouvait quand même pas comparer Levy et Houellebecq, même s'il
n'aimait pas le second ! S'ensuivit une discussion pseudo-littéraire
sur l'évolution du style de Houellebecq, et nos goûts respectifs en
matière de roman, le tout en montant et descendant les quatre étages
les bras chargés et le souffle coupé. Juste avant de s'effondrer,
terrassé par une crise cardiaque*, il me conseilla de lire Moderato
Cantabile de Duras, qui selon lui, écrivait de la "non-fiction,
comme Houellebecq, mais quarante ans avant". Je n'avais aucune
idée de ce qu'il sous-entendait par "non-fiction", je ne
voyais pas vraiment le rapport avec Houellebecq, mais il avait l'air
sûr de lui et c'était mon premier déménagement littéraire. Je me
suis donc créé une note mentale (procédé un peu douloureux* mais
très pratique) pour me procurer ce livre un de ces jours. Pour plus
de sûreté, j'ai aussi créé une note sur mon iPhone 4. À propos,
je cherche un iPhone 5 neuf et pas cher, même tombé du camion, à
condition que la chute ait été amortie par la coque... Mais je
m'éloigne du sujet.
Aujourd'hui, plus de 2
semaines après, c'était le jour de retour à la bibliothèque des
livres empruntés par ma fille. Elle en a profité pour en choisir de
nouveaux, sélection toujours délicate, essentiellement basée sur
l'image de couverture, ma fille ne sachant pas lire. (Je réalise que
la phrase précédente s'adapte en fait parfaitement aux choix de
lecture de la plupart des adultes et d'un coup, je suis assez fier de
ma fille de 4 ans !)
Après avoir longuement
hésité entre des aventures de Simon le lapin (Stephanie Blake),
d'Émilie (Domitille de Pressensé) ou de Raphie Rasibus (Sandrine
Lévy, que je vous recommande chaudement si vous avez des enfants qui
aiment les livres, contrairement à Marc...) pour finir par prendre
un Trotro (pffffff)*, elle a accepté que je l'entraîne à l'étage
inférieur, section adulte, où j'ai repéré et emprunté Moderato
Cantabile.
Il est rare que
j'emprunte des livres à la bibliothèque. J'ai sur ma table de nuit
une pile énorme de bouquins en souffrance, qui a une forte tendance
à monter à chaque fois que je passe chez un bouquiniste ou dans un
vide-grenier... Certains sont là depuis plus de huit ans, et
attendent encore, d'autres ne restent que quelques jours. Ce mode de
sélection erratique est relativement incompatible avec les délais
de prêt des bibliothèques.
La dernière fois que
j'avais utilisé ces services, c'était pour Au revoir là-haut de
Pierre Lemaitre. Le pitch m'avait vraiment plu et je n'avais pas eu
la patience d'attendre sa sortie en poche. Vous me direz (ou
m'écrirez) que j'aurais pu l'acheter directement chez Albin Michel,
en y mettant le prix, mais à cete période là de ma vie, j'étais
très radin*. J'ai donc préféré faire jouer ma carte de
bibliothèque, gratuite pour les chômeurs, donc pour les
intermittents du spectacle qui, comme chacun sait, profitent
honteusement d'un système socialo-permissif... Enfin, je m'éloigne
du sujet... J'ai donc récupéré Moderato Cantabile de
Marguerite Duras cet après-midi !
Quand on emprunte un
livre à la bibliothèque, en tout cas dans celles d'Avignon, on a
encore droit au coup de tampon avec la date de retour sur une petite
feuille scotchée sur la première page. Et sur mon exemplaire (qui
date de 1984, le livre date, lui, de 1958), cette feuille vaut le
détour.
J'ai d'abord été frappé
par la première date d'emprunt de ce volume, 25 mars 1986, je
n'avais pas 11 ans ! On passe ensuite au 25 mars 1987, un an jour
pour jour après ! Peut-être pour commémorer les neuvième et
dixième anniversaires de l'élection de Jacques Chirac à la Mairie
de Paris ? Puis suivent 1988 (deux fois) et 1991. 5 emprunts en 6
ans, Duras ne fait pas recette sur Avignon.
Mais là, tout s'accélère
: 3 emprunts en 1992, 4 en 1993 ! Pourquoi ? Sûrement parce L'Amant,
le film de Jean-Jacques Annaud d'après Duras était sorti en janvier
1992. Je me rappelle bien de cette date car le film était accompagné
d'un parfum sulfureux. Il mettait en scène les amours d'une jeune
française de 15 ans avec un chinois beaucoup plus âgé, le tout de
manière très explicite... Allez, ça vaut bien une petite *, là.
En fait, je crois que je m'en rappelle bien, parce qu'Estelle m'en
avait parlé. Elle était dans ma classe, et m'avait raconté qu'elle
était allée voir L'Amant seule au cinéma et qu'elle l'avait
trouvé un peu trop axé sur le sexe, mais qu'elle allait lire le
livre. Ça m'avait marqué. Une fille de 17 ans qui va seule au
cinéma, qui choisit L'Amant plutôt que Terminator ou
Le Cercle des Poètes Disparus, et qui parle de Duras à ses
potes... Inhabituel ! Pour resituer un peu les centres d'intérêts
et les sujets de discussion communément et tacitement admis à cette
époque lointaine ou la puberté était proche (mais déjà derrière
nous, hein !), nous discutions plus souvent des nombres complexes, de
l'OM de Bernard Tapie et de qui avait déjà couché ou pas... Encore
une fois, je m'éloigne du sujet...
La fréquence d'emprunt
de Moderato Cantabile reste modeste mais régulière les
années suivantes (tout de même 4 fois en 1995 et 1998, peut-être
le livre était-il au programme d'un lycée du coin ?) avant de
chuter complètement au début du nouveau siècle.
À l'étude de la fiche,
on note aussi de fréquents changements de tampon-encreur. Le premier
entre février et juillet 1992 (les caractères sont plus gros), puis
entre mai 1997 et avril 1998 (on perd le point après les mois dont
le nom trop long est abrégé), et encore entre décembre 1998 et
septembre 1999 (on récupère le point perdu).
L'encre change également
au fil des années, tant au niveau de la couleur (manque de
continuité dans les choix personnels du responsable des achats de
matériel de bureau ?) que de la quantité (on notera la bavure de
février 1995, des fonds avaient sans doute été débloqués pour
racheter de l'encre en début d'année, l'encreur semble légèrement
trop plein.)
Il serait sans doute
intéressant de coupler ces observations avec d'autres fiches
d'autres livres. On pourrait ainsi affiner les estimations de
fréquences de renouvellement du matériel, et même mettre tout ceci
en relation avec les différentes majorités municipales élues à
Avignon, puis en déduire l'intérêt réels des différentes
formations politiques pour la culture dans la cité des papes. On
pourrait, mais pas moi, non... je laisse ces quelques pistes de
réflexion aux futurs enseignant-chercheurs en fiches de
bibliothèques de l'Université d'Avignon.
Mais surtout, par-delà
ce travail archéologique tout juste amorcé, aujourd'hui je
m'inquiète. Car avec ma date de retour à moi, le 9 juin 2015, qui
vient s'ajouter aux autres, comme une nouvelle strate dans la
géologie Durassienne avignonnaise, il ne reste plus vraiment de
place sur la fiche à tamponner du livre. En 2018 ou 2019, une
nouvelle fiche vierge la remplacera pour le prochain emprunteur et
tout un pan de l'histoire de la Bibliothèque Jean-Louis Barrault
d'Avignon sombrera dans l'oubli, sans aucune traçabilité papier des
emprunts de cet exemplaire de Moderato Cantabile pour les
générations futures. C'est à elles que j'aimerais dédier toutes
ces heures de sommeil que je viens de perdre à rédiger ce texte...
D'ailleurs, en parlant de
temps perdu et passé, il va falloir que j'y aille, maintenant, si je
veux lire le livre et le rendre avant la date limite !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire