2014-04-27

Le Troisième Homme


Vous connaissez sûrement tous cette photo de 1968. Il s'agit du podium olympique du 200m des Jeux de Mexico avec, sur les première et troisième marches, les américains Tommie Smith (premier homme sous les 20s) et John Carlos, qui avaient décidé de lever un poing ganté de noir pendant l'hymne américain en protestation contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Dans la foulée, ils furent exclus à vie des JO, la charte olympique refusant toute prise de position politique des athlètes.


Je me suis toujours demandé ce qui avait bien pu passer par la tête du troisième homme sur le podium. J'ai toujours eu la sensation qu'il était passé à côté de l'histoire, qu'à l'heure où il avait la possibilité de se lever et de faire entendre sa voix, il avait choisi (par conviction ? par lâcheté ?) de rester dans l'ombre à jamais. D'ailleurs qui connait son nom aujourd'hui ?

Alors je me suis renseigné sur lui et je me suis rendu compte que l'image en noir et blanc était très trompeuse.
Le troisième homme, c'est Peter Norman, un athlète australien. En 1968, il a 26 ans. Sur la finale du 200m, il est celui que personne n'attend, malgré un très bon temps en demies. Et il prive les États-Unis du doublé en coiffant John Carlos sur le fil en 20,06s.

Sur le podium, il porte un badge de l'Olympic Project for Human Rights, une organisation contre le racisme dans le sport. John Carlos et Tommie Smith portent d'ailleurs le même badge.

Avant la cérémonie de remise des médailles, John Carlos avait oublié ses gants, et c'est Peter Norman qui a suggéré à Tommie Smith de lui en prêter un (ce qui explique pourquoi ils ne lèvent pas le même bras).

Peter Norman soutenait le geste de Carlos et Smith, il luttait lui aussi contre le racisme. A l'époque, en Australie, sévissait encore la White Australian Policy, qui privilégiait l'immigration européenne et blanche. C'était probablement moins visible que la ségrégation aux Etats-Unis, mais cela éclaire la suite de la carrière de Norman, ou son absence de suite.

Après cet "incident", lui n'a pas été exclu des JO, il a simplement reçu un avertissement de son comité national. Cependant, il n'a pas pu participer aux Jeux de Munich en 1972, malgré des résultats aux qualifications australiennes qui auraient du lui ouvrir les portes du 100m et du 200m olympiques. Pour info, le temps de Peter Norman en 1968 est toujours le record d'Océanie du 200m ! Avec ses 20,06s, il aurait été champion olympique à Munich en 1972, ou à Sydney en 2000.

D'ailleurs, en évoquant Sydney 2000, Norman n'a pas été invité par l'organisation, alors qu'il était et est toujours, le plus grand sprinter australien de l'histoire. À la suite de son "oubli" sur la liste des invités de Sydney, il a été convié aux festivités par le Comité National Olympique Américain. Les américains, eux, ne semblent pas avoir oublié Peter Norman. Lors de ses funérailles, en 2006, parmi les porteurs du cercueil, on pouvait voir Smith et Carlos.

Les américains n'ont pas oublié Norman, quoique... À l'Université de San José, une statue a été érigée en l'honneur de la cérémonie de 1968. Elle représente le podium olympique, Tommie Smith et John Carlos le poing levé, et la deuxième marche du podium vide, pour laisser les touristes se faire photographier à la place de Peter Norman, l'invisible.

Alors maintenant quand je regarde cette photo de Mexico, au lieu de voir d'abord les deux américains, puis ensuite de me demander qui est le troisième et pourquoi il ne lève pas le poing, je vois d'abord l'athlète le plus paradoxal que je connaisse, un athlète qui a osé émettre une protestation politique aux Jeux Olympiques et qui en a payé le prix longtemps et insidieusement, mais aussi un athlète dont personne ne se souvient, totalement éclipsé par les deux hommes juste derrière lui. Je vois une protestation silencieuse, discrète, digne, ferme et assumée.


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