Vous connaissez sûrement tous cette
photo de 1968. Il s'agit du podium olympique du 200m des Jeux de
Mexico avec, sur les première et troisième marches, les américains
Tommie Smith (premier homme sous les 20s) et John Carlos, qui avaient
décidé de lever un poing ganté de noir pendant l'hymne américain
en protestation contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Dans
la foulée, ils furent exclus à vie des JO, la charte olympique
refusant toute prise de position politique des athlètes.
Je me suis toujours demandé ce qui
avait bien pu passer par la tête du troisième homme sur le podium.
J'ai toujours eu la sensation qu'il était passé à côté de
l'histoire, qu'à l'heure où il avait la possibilité de se lever et
de faire entendre sa voix, il avait choisi (par conviction ? par
lâcheté ?) de rester dans l'ombre à jamais. D'ailleurs qui connait
son nom aujourd'hui ?
Alors je me suis renseigné sur lui et
je me suis rendu compte que l'image en noir et blanc était très
trompeuse.
Le troisième homme, c'est Peter
Norman, un athlète australien. En 1968, il a 26 ans. Sur la finale
du 200m, il est celui que personne n'attend, malgré un très bon
temps en demies. Et il prive les États-Unis du doublé en coiffant
John Carlos sur le fil en 20,06s.
Sur le podium, il porte un badge de
l'Olympic Project for Human Rights, une organisation contre le
racisme dans le sport. John Carlos et Tommie Smith portent d'ailleurs
le même badge.
Avant la cérémonie de remise des
médailles, John Carlos avait oublié ses gants, et c'est Peter
Norman qui a suggéré à Tommie Smith de lui en prêter un (ce qui
explique pourquoi ils ne lèvent pas le même bras).
Peter Norman soutenait le geste de
Carlos et Smith, il luttait lui aussi contre le racisme. A l'époque,
en Australie, sévissait encore la White Australian Policy, qui
privilégiait l'immigration européenne et blanche. C'était
probablement moins visible que la ségrégation aux Etats-Unis, mais
cela éclaire la suite de la carrière de Norman, ou son absence de
suite.
Après cet "incident",
lui n'a pas été exclu des JO, il a simplement reçu un
avertissement de son comité national. Cependant, il n'a pas pu
participer aux Jeux de Munich en 1972, malgré des résultats aux
qualifications australiennes qui auraient du lui ouvrir les portes du
100m et du 200m olympiques. Pour info, le temps de Peter Norman en
1968 est toujours le record d'Océanie du 200m ! Avec ses 20,06s, il
aurait été champion olympique à Munich en 1972, ou à Sydney en
2000.
D'ailleurs, en évoquant Sydney 2000,
Norman n'a pas été invité par l'organisation, alors qu'il était
et est toujours, le plus grand sprinter australien de l'histoire. À
la suite de son "oubli" sur la liste des invités de
Sydney, il a été convié aux festivités par le Comité National
Olympique Américain. Les américains, eux, ne semblent pas avoir
oublié Peter Norman. Lors de ses funérailles, en 2006, parmi les
porteurs du cercueil, on pouvait voir Smith et Carlos.
Les américains n'ont pas oublié
Norman, quoique... À l'Université de San José, une
statue a été érigée en l'honneur de la cérémonie de 1968. Elle
représente le podium olympique, Tommie Smith et John Carlos le poing
levé, et la deuxième marche du podium vide, pour laisser les
touristes se faire photographier à la place de Peter Norman,
l'invisible.
Alors maintenant quand je regarde cette
photo de Mexico, au lieu de voir d'abord les deux américains, puis
ensuite de me demander qui est le troisième et pourquoi il ne lève
pas le poing, je vois d'abord l'athlète le plus paradoxal que je
connaisse, un athlète qui a osé émettre une protestation politique
aux Jeux Olympiques et qui en a payé le prix longtemps et
insidieusement, mais aussi un athlète dont personne ne se souvient,
totalement éclipsé par les deux hommes juste derrière lui. Je vois une
protestation silencieuse, discrète, digne, ferme et assumée.
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