Depuis quelque temps, je traîne sur un site communautaire d'auteurs, WeLoveWords. Chacun peut y laisser ses textes, nouvelles, chroniques, paroles de chansons... et y lire les créations des autres. Ça fourmille de textes en tous genres, des très bons et des très mauvais. J'y ai laissé quelques textes et surtout, récemment, j'ai participé à un concours de nouvelles, lancé à l'occasion de la diffusion du Othello d'Orson Welles dans un cinéma parisien : "Shakespeare et la jalousie"
Il s'agissait d'écrire une histoire autour du thème de la jalousie, qui réponde au format de la nouvelle et qui comporte moins de 4000 signes (et ça, c'est pas facile)
Voilà ma tentative :
Il
n'a pas encore commandé. Personne n'est venu non plus depuis dix
minutes qu'il est assis là, à se ronger les ongles. En se penchant
légèrement en avant pour contourner le pilier, il peut la voir sans
être vu. Elle boit tranquillement son café en tripotant son
téléphone. Elle traîne encore sur Facebook. Il la suit à la
trace, grâce au logiciel espion qu'il a implanté dans son portable
la nuit dernière. Elle laisse un message de soutien à une amie qui
a perdu sa mère, aime deux statuts de poufs qui ont mangé du riz ou
fait une heure de sport la veille, souhaite un bon anniversaire à
Éric... Éric ? Quel Éric ? Pas celui du bureau en tout cas... Plus
jeune, plus beau... plus dangereux ? Elle termine son message par
"xo"... Un goût de bile envahit sa bouche,
il aurait bien besoin de quelque chose de fort.
—
Elle est belle, hein ?
Il
n'avait pas remarqué le vieux qui s'était assis en face de lui.
—
Oui, c'est vrai... Vous la connaissez ?
— Non, elle me
rappelle juste une ancienne amie. Mais vous, vous la connaissez, non
?
— Peut-être, je le
croyais en tout cas... Mais qu'est-ce que ça peut bien vous faire ?
— Rien, rien... Vous
permettez que je partage votre table, la terrasse est bondée...
Le
vieux lève la main droite pour attirer l'attention du garçon, une
main à trois doigts, tordue comme un cep de vigne, avec des plaies
purulentes sur le dos. Captant son regard, le vieux dit en souriant :
« Jacob Aufsaugen, on ne se
serre pas la main ? »
Il
prend son haleine de plein fouet. Une haleine tellement lourde
qu'elle a mis plusieurs secondes à franchir la table qui les sépare.
La vue des rares dents jaunes qui
peuplent sa bouche confirme l'odeur. La peau de sa joue gauche
est tendue, figée, comme sur ces images de visages cicatrisés après
une brûlure à l'acide. Lorsqu'il parle, son œil droit cligne
irrégulièrement, peut-être pour mieux s'imprégner de
l'improbabilité de son proche environnement.
—
Tu m'es sympathique, tu sais... Je peux te tutoyer ? Tu vois, cette
fille que tu regardais tout à l'heure, si tu continues à la suivre
comme ça, que tu la questionnes comme toujours, ce soir en rentrant,
que tu l'enfermes, et toi avec, dans ce manège,
elle va souffrir, et toi aussi !
— Pas du tout... Et
d'abord, je ne vois pas —
— Vous allez souffrir
tous les deux, sauf qu'elle, un jour, elle partira. Et là, tu
continueras de souffrir tout seul ! Tu sais la jalousie c'est très
insidieux, tu crois tout contrôler et tu finis maniaque et
solitaire.
Une
violente quinte de toux l'interrompt, il sort un mouchoir, qui se
teinte de rouge.
— Ça va aller, Monsieur ? Vous voulez que je —
— Moi, encore
aujourd'hui, je reste jaloux. Bon, c'est plus facile maintenant
qu'elle n'est plus qu'un souvenir, mais tout de même, ne pas savoir
où elle est, ni avec qui... Depuis qu'elle est partie, je suis
jaloux tout seul dans mon coin, et ça fait deux ans que ça dure.
— Deux ans ? C'était
il y a deux ans seulement ? Vous auriez pu grandir un peu, non ?
C'est pas raisonnable d'être encore jaloux à votre âge !
— J'ai l'air vieux,
mais pas tant... Tu me regardes, là, et tu vois juste à quoi tu
ressembleras dans quelques mois, ça va vite, tu sais... C'est vrai
qu'elle est belle !
— Arrêtez de la
regarder !
— Tu vois, ça c'est
intéressant ! Tu en arrives à être jaloux d'un vieux maniaque
inoffensif. Au fond, tu
ne veux pas être le seul qu'elle aime, mais tu veux être le seul à
l'aimer. C'est moche !
— Mais ferme ta
gueule, maintenant !
Il a
crié malgré lui. Les touristes aux tables alentour se retournent.
Elle n'a pas entendu l'éclat,
trop absorbée par son téléphone. Le vieux se remet à tousser dans
son mouchoir.
— Désolé, je me suis
emporté... Je vais vous chercher un verre d'eau.
Quand
il revient avec la carafe, le siège du vieux est vide. Il se
rassoit, reprend son rognage de doigts. Elle est toujours penchée
sur son mobile, toujours avec Éric. Il étouffe un cri de surprise
quand un ongle entier lui reste entre les dents. Autour de son doigt,
il presse son mouchoir, qui se teinte de rouge.
1 commentaire:
Et vous savez quoi ? J'ai gagné ! Incroyable !
http://welovewords.com/blog/resultats-du-concours-transfuge-shakespeare-et-la-jalousie
Enregistrer un commentaire