2014-03-23

"C'est vrai qu'elle est belle !"

Depuis quelque temps, je traîne sur un site communautaire d'auteurs, WeLoveWords. Chacun peut y laisser ses textes, nouvelles, chroniques, paroles de chansons... et y lire les créations des autres. Ça fourmille de textes en tous genres, des très bons et des très mauvais. J'y ai laissé quelques textes et surtout, récemment, j'ai participé à un concours de nouvelles, lancé à l'occasion de la diffusion du Othello d'Orson Welles dans un cinéma parisien : "Shakespeare et la jalousie"
Il s'agissait d'écrire une histoire autour du thème de la jalousie, qui réponde au format de la nouvelle et qui comporte moins de 4000 signes (et ça, c'est pas facile)
Voilà ma tentative :




Il n'a pas encore commandé. Personne n'est venu non plus depuis dix minutes qu'il est assis là, à se ronger les ongles. En se penchant légèrement en avant pour contourner le pilier, il peut la voir sans être vu. Elle boit tranquillement son café en tripotant son téléphone. Elle traîne encore sur Facebook. Il la suit à la trace, grâce au logiciel espion qu'il a implanté dans son portable la nuit dernière. Elle laisse un message de soutien à une amie qui a perdu sa mère, aime deux statuts de poufs qui ont mangé du riz ou fait une heure de sport la veille, souhaite un bon anniversaire à Éric... Éric ? Quel Éric ? Pas celui du bureau en tout cas... Plus jeune, plus beau... plus dangereux ? Elle termine son message par "xo"... Un goût de bile envahit sa bouche, il aurait bien besoin de quelque chose de fort.

— Elle est belle, hein ?
Il n'avait pas remarqué le vieux qui s'était assis en face de lui.
— Oui, c'est vrai... Vous la connaissez ?
— Non, elle me rappelle juste une ancienne amie. Mais vous, vous la connaissez, non ?
— Peut-être, je le croyais en tout cas... Mais qu'est-ce que ça peut bien vous faire ?
— Rien, rien... Vous permettez que je partage votre table, la terrasse est bondée...
Le vieux lève la main droite pour attirer l'attention du garçon, une main à trois doigts, tordue comme un cep de vigne, avec des plaies purulentes sur le dos. Captant son regard, le vieux dit en souriant : « Jacob Aufsaugen, on ne se serre pas la main ? »
Il prend son haleine de plein fouet. Une haleine tellement lourde qu'elle a mis plusieurs secondes à franchir la table qui les sépare. La vue des rares dents jaunes qui peuplent sa bouche confirme l'odeur. La peau de sa joue gauche est tendue, figée, comme sur ces images de visages cicatrisés après une brûlure à l'acide. Lorsqu'il parle, son œil droit cligne irrégulièrement, peut-être pour mieux s'imprégner de l'improbabilité de son proche environnement.

— Tu m'es sympathique, tu sais... Je peux te tutoyer ? Tu vois, cette fille que tu regardais tout à l'heure, si tu continues à la suivre comme ça, que tu la questionnes comme toujours, ce soir en rentrant, que tu l'enfermes, et toi avec, dans ce manège, elle va souffrir, et toi aussi !
— Pas du tout... Et d'abord, je ne vois pas —
— Vous allez souffrir tous les deux, sauf qu'elle, un jour, elle partira. Et là, tu continueras de souffrir tout seul ! Tu sais la jalousie c'est très insidieux, tu crois tout contrôler et tu finis maniaque et solitaire.
Une violente quinte de toux l'interrompt, il sort un mouchoir, qui se teinte de rouge.
— Ça va aller, Monsieur ? Vous voulez que je —
— Moi, encore aujourd'hui, je reste jaloux. Bon, c'est plus facile maintenant qu'elle n'est plus qu'un souvenir, mais tout de même, ne pas savoir où elle est, ni avec qui... Depuis qu'elle est partie, je suis jaloux tout seul dans mon coin, et ça fait deux ans que ça dure.
— Deux ans ? C'était il y a deux ans seulement ? Vous auriez pu grandir un peu, non ? C'est pas raisonnable d'être encore jaloux à votre âge !
— J'ai l'air vieux, mais pas tant... Tu me regardes, là, et tu vois juste à quoi tu ressembleras dans quelques mois, ça va vite, tu sais... C'est vrai qu'elle est belle !
— Arrêtez de la regarder !
— Tu vois, ça c'est intéressant ! Tu en arrives à être jaloux d'un vieux maniaque inoffensif. Au fond, tu ne veux pas être le seul qu'elle aime, mais tu veux être le seul à l'aimer. C'est moche !
— Mais ferme ta gueule, maintenant !
Il a crié malgré lui. Les touristes aux tables alentour se retournent. Elle n'a pas entendu l'éclat, trop absorbée par son téléphone. Le vieux se remet à tousser dans son mouchoir.
— Désolé, je me suis emporté... Je vais vous chercher un verre d'eau.

Quand il revient avec la carafe, le siège du vieux est vide. Il se rassoit, reprend son rognage de doigts. Elle est toujours penchée sur son mobile, toujours avec Éric. Il étouffe un cri de surprise quand un ongle entier lui reste entre les dents. Autour de son doigt, il presse son mouchoir, qui se teinte de rouge.

1 commentaire:

Xav a dit…

Et vous savez quoi ? J'ai gagné ! Incroyable !

http://welovewords.com/blog/resultats-du-concours-transfuge-shakespeare-et-la-jalousie