2015-09-12

Papa

Tu me manques... Après plus de 10 ans, ça continue et ça augmente. On s'est ratés au fond, pas croisés aux bons moments de nos vies, de la mienne en tout cas. Je t'ai rejeté, tu ne m'as pas recherché non plus, et puis quand j'ai eu besoin de toi, c'était trop tard. J'aurais vraiment aimé que tu sois là quand j'avais besoin des conseils d'un père. J'aurais vraiment aimé que tu sois là certains soirs de concerts, que tu sois fier de moi, ou pas, que tu trouves comme moi que je me perdais en route, ou pas.
J'aurais vraiment aimé que tu nous voies jouer, Stéphane, Anne et moi, trois sur quatre en scène, les larmes et la fierté dans les yeux de Maman, les larmes et la fierté dans nos yeux. D'ailleurs, tu étais là avec nous parfois, comme le soir de ta mort, mais juste une présence, juste une pensée constante dans nos esprits pendant qu'on jouait... J'aurais aimé te présenter mes filles, finalement, j'aurais aimé qu'elles t'appellent Papi ou Pépé ou ce que tu aurais voulu, et qu'elles te fassent des dessins et des collages. J'aurais aimé que ce soit toi plutôt que moi qui leur montre comment faire un bateau en papier, puis qui leur raconte une histoire de naufrage et déchire le pliage pour qu'il ne reste plus que la "chemise du capitaine". J'aurais aimé que tu leur découpes à elles aussi des médailles en carton pour jouer aux JO. J'aurais aimé boire et prendre une cuite avec toi, pas une cuite à discussions et explications et engueulades, une cuite à rires et confidences, une cuite père-fils, une cuite comme je n'en aurai jamais, même avec mes pères de substitution qui ne le seront jamais, on ne te remplace pas...

J'aurais aimé déceler derrière ton assurance et l'affirmation brute tes hésitations et le manque de confiance en toi. J'aurais peut-être pu les voir et les comprendre avec les années, plutôt que de les ignorer et de les mépriser avec l'intransigeance de mon adolescence. Alors, j'aurais mieux accepté mes hésitations et le manque de confiance en moi.

J'aurais aimé me construire différemment, puisqu'aujourd'hui tous mes choix, toutes mes envies, tous mes rêves semblent me ramener à ton parcours. J'aurais aimé avoir l'illusion d'être plus libre, moins dépendant de mon ascendance, mais je n'ai que ton souvenir et quoi que j'y fasse, je suis comme dans un tunnel, une seule direction possible pour avancer, je marche dans tes pas, de loin.

J'aurais aimé ne pas voir ton visage dans mon miroir le matin, j'aurais préféré, vraiment, avoir oublié tes traits de quarantenaire, effacés de ma mémoire par tes rides de soixantenaire que je ne peux qu'imaginer aujourd'hui et que je découvrirai dans mon miroir dans vingt ans peut-être.

J'aurais aimé surtout que tu surgisses parfois dans ma vie pour de vrai, plutôt qu'au hasard d'une chanson sur scène, d'une couleur de lune, d'un parfum d'été, du visage d'un homme qui te ressemble peut-être dans une foule, de la rencontre d'un de tes vieux amis, comme un fantôme de mon enfance. J'aurais préféré te croiser pour de vrai, plutôt que ta présence qui ne se manifeste que par le manque, la nostalgie d'une époque pas si heureuse pourtant. Tu es comme une silhouette découpée dans un tableau, un trou dans le décor. Aujourd'hui je ne te croise dans ma vie qu'en négatif photographique, on appelle ça un portrait en creux, non ? En tout cas, si le creux me permet de te sentir, il accentue le vide aussi, impitoyablement.

C'est facile d'écrire tout ça après, on aurait pu et du profiter de nous quand on pouvait. Mais c'est maintenant que je réalise tout ça, quinze ans trop tard, à l'aune de ma propre expérience et de ma propre vie. Trop tard, beaucoup trop tard. Finalement, il n'y a que pour ça que je t'en veux un peu, tu aurais du faire en sorte qu'on se connaisse plus et mieux. Tu regrettais ton père parti trop tôt, tu regrettais de ne pas l'avoir assez vu et connu, et tu as répété la même erreur, quand tu étais de l'autre côté, du bon côté. Pour ça, et seulement pour ça, je t'en veux, mais ça ne sert à rien. J'espère simplement ne pas faire la même erreur à mon tour avec mes filles. J'espère. Tu me manques...

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