L'autre jour, je roulais en voiture
dans une zone commerciale et sur le trottoir opposé, j'ai croisé un
fantôme de mon passé. Pas le genre de fantôme du conte de Noël en
téléfilm américain qui revisite Dickens, pas du tout.
Juste de vieux souvenirs d'une époque qu'avec le recul je considère
comme un pic de stimulation intellectuelle.
Il y a de cela 13 ans, Mme L. était
professeur à l'Université d'Avignon, département Littérature
anglophone (il est plus que probable que l'intitulé exact du
département soit différent, mais bon...)
J'ai eu la chance de suivre ses cours
durant mon année de licence et une partie de mon année de maîtrise
(une partie seulement puisque j'ai quitté la fac avant la fin, j'y
reviendrai.)
Le souvenir que j'ai du cursus Langue,
Littérature et Civilisation étrangère est double. Les deux
premières années, les cours étaient très scolaires, les examens
aussi, le niveau des étudiants franchement médiocre, les
professeurs distants. J'ai traversé ces deux années sans prononcer
un mot d'anglais, en séchant plus de la moitié des cours, et j'ai
obtenu mon DEUG grâce au vocabulaire des chansons des Beatles (qui
suffit pour faire illusion, si si) et au fait que j'étais un "vieil"
étudiant. En effet, si j'avais eu mon Bac avec un an d'avance,
j'avais ensuite traîné et expérimenté plusieurs filières,
parfois rapidement, parfois non, avant de débarquer à la fac, où
je n'avais pas subi l'ivresse de la liberté comme beaucoup de mes
camarades qui venaient juste de décrocher le leur.
Et puis, une fois passé l'écrémage
du DEUG, une fois expédiés ailleurs la plupart des étudiants arrivés
là au hasard d'une orientation erronée, en arrivant en licence, on
avait l'impression d'entrer dans LE cercle. Les intitulés des UV
devenaient plus spécifiques et collaient aux domaines de recherche
des profs. Du coup, ceux que nous avions connus ennuyeux à mourir
pendant deux ans se révélaient soudainement passionnés et
passionnants, avides de partager leur enthousiasme. J'ai recommencé
à aller en cours, d'autant plus que les paroles des chansons des
Beatles ne me servaient plus à grand chose dans l'étude de la
métafiction chez les auteurs irlandais postmodernes...
Parmi ces profs au charisme renouvelé
apparut alors Mme L. Elle était américaine, je crois, mais
dispensait ses cours en français. Elle devait approcher de la
soixantaine, les cheveux blancs, svelte, toujours un sourire au coin
des lèvres et une larme au bord des yeux. Curieusement, j'ai peu de
souvenirs précis du contenu de son enseignement, sinon qu'il
brillait par son envergure et son éclectisme. Elle pouvait nous
parler pendant 2h de l'architecture des théâtres grecs antiques,
uniquement pour étayer un point de vue sur une pièce de Sam
Shepard. Elle était d'ailleurs un peu moquée dans les rangs parce
qu'elle partait dans plusieurs directions à la fois. Il faut dire
qu'elle avait devant elle un public majoritairement composé de
futurs professeurs d'anglais en collèges et lycées, uniquement
intéressés par la préparation de leur CAPES. (je n'ai rien contre
les profs d'anglais du secondaire, je suis juste heureux d'en avoir
croisé durant ma scolarité de plus ouverts intellectuellement que
certains futurs enseignants avec qui je partageais les bancs à la
fac.)
Ses méthodes étaient parfois peu
académiques, c'est vrai. Je me rappelle d'une séance où elle nous
avait fait lire, à tour de rôle, des textes (d'Albee je crois) en
les accompagnant de musique. Certains d'entre nous faisaient donc des
percussions sur des chaises, d'autres improvisaient des mélodies à
la bouche. Pour la séance suivante, elle m'avait demandé d'apporter
ma guitare (et une basse à un certain Max, mais que sont donc
devenus tous ces gens ?) pour enrichir l'expérience.
Mais Mme L., comme pas mal d'autres
profs que j'ai eu la chance de rencontrer ces deux années-là,
n'était pas dans l'enseignement d'une matière en particulier, mais
dans la transmission. Et si je n'ai que peu de souvenirs du contenu de
ses cours, ce qu'elle m'a laissé est bien plus primordial. Elle
n'enseignait pas le théâtre, ou la littérature, mais transmettait
l'ouverture d'esprit, le goût de l'art et de la culture, la
curiosité intellectuelle. Elle ne donnait pas envie de parler d'art,
mais d'en faire. Elle était le genre de prof qu'on écoute bouche
bée en oubliant de prendre des notes. Elle semblait avoir vécu tout
ce dont elle parlait. Et à la sortie, les partiels à venir
n'importaient plus, elle nous (m') avait simplement fait entrevoir un
monde artistique et intellectuel dont nous (je) ne soupçonnions pas l'existence.
Et puis j'ai lâché la fac en cours de maîtrise. A ce moment-là, je commençais à trouver beaucoup
d'engagements pour jouer dans les pubs avec mon frère et ma soeur,
et entre la perspective d'écrire un mémoire certes passionnant sur
les liens entre la musique et le théâtre d'Edward Albee (à l'heure
actuelle, je n'ai pas la moindre idée de ce que j'aurais bien pu y
mettre) avec pour seul futur débouché de faire répéter les listes
de verbes irréguliers à des collégiens boutonneux, et celle de
faire danser des étudiants en étant avec ma guitare sur scène, au
centre du monde (oui, à l'époque, pour moi, une estrade de pub
anglais délocalisé en Provence pouvait bien être l'endroit où
tout commençait et finissait), le choix a été rapide. Et, plus prosaïquement, je gagnais plus dans les bars qu'à la plonge du restaurant universitaire.
Mais paradoxalement, si j'ai arrêté
mes études, c'est beaucoup grâce et à cause de Mme L. Elle m'a
révélé (ce que je savais déjà au fond, mais sans l'assumer) que
ce qui importait vraiment était l'art, la création et les instants
fugitifs ou ils se confondent avec la vie.
Avec le temps, je ne suis pas sûr du
tout que je referais les mêmes choix, mais à l'époque, c'était
évident. Il est certain aussi que chacun prend ce qu'il veut dans un
enseignement et que j'ai peut-être tout compris de travers, mais
comme le dit si bien le philosophe Gaël Monfils
: "Je suis responsable de ce que je dis, pas de ce que tu
comprends."
Tout ceci pour écrire que Mme L.,
probablement à son insu, a été l'un des professeurs qui a changé
ma vision du monde.
Et après l'avoir croisée, ce jour-là,
sur le trottoir opposé, je me suis alors dit que j'aimerais lui
exprimer ma gratitude, et j'ai joué avec l'idée de faire demi-tour
et d'aller à sa rencontre. Une petite voix au fond de moi me disait
qu'il n'était pas sûr que ce soit elle, du temps de la fac elle
était déjà un peu âgée et pour une femme de 13 ans de plus, le
pas de celle que je venais de croiser me semblait bien alerte. Mais
en y réfléchissant, Mme L. était le genre à être dynamique du
premier au dernier jour de sa vie. Le jour où elle quitterait le
monde, elle partirait d'un coup, un sourire l'instant d'avant, un
souvenir lumineux l'instant d'après. Et puis en fait, si ce n'était
pas Mme L. tant pis ! Allez, je n'aurais sans doute pas le courage de
lui dire la moitié de ce qui précède, mais je pourrais au moins
prendre de ses nouvelles et lui dire merci. Demi-tour !
Vous vous en doutez, j'avais trop
tergiversé, elle avait disparu...
Quoiqu'il en soit et bien en retard,
merci Mme L. !
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