2014-10-05

Toutes nos autres envies que la mienne

Il y a deux semaines, j'avais parlé un peu de La classe de neige d'Emmanuel Carrère ici et j'avais eu la joie incommensurable de recevoir un commentaire sur cet article. Mon premier commentaire non spam depuis 2012 ! Laurence m'y conseillait un autre livre d'Emmanuel Carrère : D'autres vies que la mienne.

Je suis tombé par hasard sur ce livre dans la bibliothèque de ma belle-mère, je le lui ai aussitôt emprunté. Et lu. Et fini hier dans la nuit. Et curieusement, les caractères des dernières pages étaient un peu flous. Surpris, je me suis rapidement contrôlé, personne ne m'a vu. J'ai heureusement évité à ma virilité l'humiliation d'être prise en défaut devant un banal livre mais j'avoue que ça faisait un bail que je n'avais pas pleuré en lisant.



D'autres vies que la mienne traite de la mort et de comment continuer à vivre pour ceux qui restent, à travers les deux décès d'une petite fille et d'une mère de famille. Évidemment, le sujet se prête à la larmoyance, d'autant plus que la quatrième de couverture nous prévient que tout est vrai. Mais la position d'Emmanuel Carrère vis-à-vis de ces drames permet d'éviter l'écueil. Certes il vit les événements de l'intérieur. Il passe ses vacances au Sri Lanka en décembre 2004, lors du tsunami fatal à Juliette, la petite fille du livre, et c'est la soeur de sa compagne, une Juliette aussi, qui souffre d'un cancer l'année suivante et finit par mourir en laissant son mari et ses enfants. Emmanuel Carrère est témoin, mais il n'est pas touché dans sa chair. Sa famille sort indemne du tsunami, et il ne rencontre sa belle-famille qu'après l'annonce du cancer, il n'a pas de passé, de souvenirs à ressasser. Du coup, il ne pleure pas sur son sort, au contraire, il réalise la chance qu'il a de passer au travers, et sans culpabilité. En revanche, il éprouve de l'empathie pour ceux qui restent, et nous, lecteurs, marchons vraiment dans ses pas. Nous devenons témoins sans être ni voyeurs ni juges, nous compatissons sans pleurnicher, nous observons sans être indifférents. Et la ligne qui sépare tous ces états est ténue. Il serait tentant de basculer à un moment ou à un autre dans la facilité, le sentimentalisme ou l'aridité clinique de la description factuelle des événements et c'est tout le mérite d'Emmanuel Carrère, je trouve, de conserver son équilibre entre proximité et objectivité. La distance narrative est toujours appropriée. ("distance narrative"... je me demande si l'expression signifie vraiment quelque chose, mais bon, pas trouvé mieux...)

Le récit est construit comme un ensemble de témoignages. Celui d'Emmanuel d'abord, puis ceux des autres protagonistes, qu'il recueille les uns après les autres. J'ai beaucoup aimé la façon de rapporter les propos des témoins. Pas de guillemets, mais l'emploi de la première personne et des paroles retranscrites. Une espèce de discours direct libre ? (mixé à de l'indirect libre aussi) En tout cas très efficace et immédiat. On peut y rajouter le fait que les témoignages sont faits de plusieurs couches temporelles présentées de manière simultanée. (encore une phrase pas très très claire, mais bon, toujours pas trouvé mieux...) L'auteur rapporte un discours, puis entre parenthèses, y ajoute une précision que le témoin souhaitait ajouter après première lecture. En rendant visibles les différentes couches d'écriture de son manuscrit, le personnage d'Emmanuel, curieusement, nous immerge dans l'histoire. Pas compris pourquoi d'ailleurs... Si quelqu'un a une explication...

Le style d'Emmanuel Carrère est direct, sans artifice. Mais sans volonté de simplification non plus. A l'instar de son personnage Étienne, il cherche et trouve le mot et la formule juste, jamais l'à-peu-près.
Ce que j'apprécie particulièrement, c'est qu'en reposant un de ses livres (j'en ai lu deux, c'est peu pour se faire un avis définitif, mais assez pour dégager une tendance, non ?), on se rend compte qu'on l'a lu rapidement et avec fluidité. Il n'utilise pas de tournure alambiquée qui nécessite que les yeux remontent de quelques lignes pour vérifier si on a bien compris le sens. La langue se met au service de l'intrigue et des personnages, pas l'inverse.

(là, je pense à Jean d'Ormesson par exemple. J'ai dû commencer au moins 5 de ses romans, dévoré à chaque fois les 50 premières pages, été séduit par sa maîtrise, son érudition, la singulière pétillance de son archaïque modernisme, son charmant cabotinage (mise en abyme, et hop), mais les 50 pages suivantes ont à chaque fois été beaucoup, beaucoup plus longues, trop longues. Je me suis lassé du style littéraire, et n'ai pas réussi à me raccrocher à l'intrigue, soit qu'elle ait été masquée par la langue ou simplement été son faire-valoir, et donc peu captivante. Résultat : pour chaque livre, les 200 pages pour aller au bout sentent encore l'encre fraîche.)

Chez Carrère, le style est donc direct, efficace et fluide, mais aussi recherché et travaillé. On n'est pas chez Guillaume Musso, mon pote. Carrère, c'est complexe mais pas compliqué. C'est juste. Quand on repose un de ses livres, on ne se souvient pas forcément de son style. Mais on a lu jusqu'au bout et on a éprouvé des émotions.
 
Juste une analogie pour étayer mon propos. Il y a quelques années, j'ai assisté à un concert de Maceo Parker. Tout s'est passé magnifiquement pendant 1h30, du groove, du funk, des frissons. Et puis est venu le temps de la présentation de chaque musicien avec intervention solo. Et puis est venu le tour du guitariste. Un type que je n'avais pas remarqué de tout le concert (juste pour étayer encore un peu plus, il se trouve que je suis guitariste, c'est mon métier. Le guitariste en concert, d'habitude, c'est lui que je regarde, fixement, uniquement.) Ce guitariste avait passé une heure et demie à plaquer 3 accords sur sa guitare, 2 fois par mesure, régulièrement, comme un automate. Et puis il a pris son solo et pendant 2 minutes, ça a été l'équivalent d'un orgasme. Il avait tout, il jouait comme un dieu, comme je n'aurais pas imaginé qu'il soit possible de jouer. Et puis il a repris sa place au fond à gauche. Et puis ses 3 accords, 2 fois par mesure, comme un automate. Il était au service de la musique, pas l'inverse. Et j'ai réalisé que le "peu" qu'il avait fait pendant tout le concert, il l'avait fait parfaitement, pour le groove. J'ai ressenti la même chose en lisant D'autres vies que la mienne.




Quand je lis, j'ai un problème avec l'orthographe, les accords de participe passé, ce genre de connerie grapho-grammatico-syntaxique. J'ai une intolérance à l'approximation. Et j'en souffre. Quand je lis, je me sens comme un traitement de texte dont le correcteur orthographique est automatiquement en marche et surligne en ondulations rouges les fautes. Vous voyez le genre ? Comme un radar à erreur qui fait achopper l'oeil à un mot mal épelé, même si on s'en fout de l'orthographe, qu'on lit pour l'intrigue, les personnages, l'imaginaire... Simplement, ce mot mal orthographié me sort du texte à mon insu, il me gâche l'histoire. Il me fait l'effet du micro du perchman qui déborde dans le cadre en plein milieu de la scène finale du film. C'est foutu, je ne suis plus dedans.

Chez Carrère (et chez P.O.L., son éditeur), c'est top. Pas une faute d'orthographe. Mais parfois, j'ai eu besoin de relire une phrase, juste parce que je venais de buter sur une faute d'accord, un "s" qui manque par exemple. Sauf qu'après relecture, non, pas d'erreur, c'est moi qui suis en faute. C'est l'efficacité et l'économie du style de Carrère qui sont inhabituelles. Par exemple, il évite les répétitions du sujet dans une phrase à plusieurs verbes, ou de l'auxiliaire dans une phrase au passé composé (ce que j'ai essayé de faire dans le paragraphe sur Jean d'Ormesson, mais sans beaucoup d'élégance, n'est pas Carrère qui veut). C'est inhabituel, mais on y gagne en concision, en clarté. Même si ça met en exergue mes lacunes de lecteur.

Il faudrait quand même que je nuance mon opinion et, en passant, que je réhabilite ma virilité. Chacun a une sensibilité différente, et à titre personnel, le sujet de D'autres vies que la mienne me parle beaucoup plus maintenant qu'il y a dix ans. Aujourd'hui, j'ai une famille, une femme et des enfants et j'ai simplement conscience d'être pleinement heureux. J'en profite chaque jour et forcément, comme Emmanuel Carrère, je suis terrifié à l'idée de vivre ce qu'ont vécu ses personnages, que toute cette joie pourrait s'en aller. Je suis probablement le public idéal pour ce genre de livre. Bon et puis ça va, j'ai pleuré, c'est pas grave, hein ! J'irai boire des bières en regardant un match de foot et ça compensera...

Arrivé à la moitié du livre, j'ai réalisé que l'intrigue me rappelait vaguement un film. En 2011, Philippe Lioret a adapté D'autres vies que la mienne au cinéma, sous le titre de Toutes nos envies avec Vincent Lindon et Marie Gillain. C'est une adaptation très libre, qui reprend les ingrédients du livre : la famille, le cancer, la préparation à la mort, le combat juridique contre le surendettement, mais en fait une mixture totalement différente, et très réussie aussi. Le film part du livre mais prend son autonomie. Et on peut donc lire le livre et voir le film sans être trop obnubilé par la comparaison et déçu par l'un des deux (souvent un film passe très vite sur des scènes du livre dont il est tiré, scènes qu'en tant que lecteur, nous trouvons fondatrices des personnages ou de l'intrigue). Bref le film est à voir !



Toujours à propos de cinéma, j'ai vu Art School Confidential et Les profs récemment et dans les deux cas, j'ai été agréablement surpris.

Pour Art School Confidential, je craignais de découvrir une comédie américaine de campus universitaire, lourde et stéréotypée. Oui mais pas vraiment et pas seulement, c'est une comédie noire, à la fois hilarante dans la caricature du monde de l'art contemporain et plus profonde et dramatique sur le besoin de reconnaissance de l'artiste et ce qui relève ou pas de l'art (c'est pas non plus un film philosophique, je m'emballe certainement un peu là)



Pour Les profs de Pierre-François Martin-Laval, j'avais un peu peur de tomber sur une bonne vieille comédie française, succès du box-office, avec fous rires garantis par les critiques d'AlloCiné, etc. Et qui s'achève sur un assoupissement au bout d'une demi-heure sans avoir ébauché le moindre sourire. J'avais peur de revoir Camping ou Les Bronzés 3 en fait. Alors oui, Les profs c'est du rire bourrin, mais juste un peu lourd et stéréotypé, pas trop. C'est très efficace, avec des passages très, très drôles et inattendus. J'ai vraiment ri, parfois même aux larmes... Allez, j'arrête avec les pleurs, je m'abonne à BeIn Sports, Paris est magique !

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