J'avais jamais été
le genre de type à chercher les histoires, mais là, j'étais à
bout… Depuis cinq ans qu'on tournait soir après soir dans tous les
juke-joints de l'état, c'était la première fois que l'atmosphère
était aussi lourde. Vernon et Stan ne s'adressaient plus la parole,
chacun trouvant l'autre trop suffisant et puant. Mais ils
s'accordaient au moins à penser que je chantais faux et que mes
solos étaient trop conventionnels. Cinq ans pour s'en rendre compte…
Et maintenant le groupe explosait, ils étaient pressés d'en finir,
d'avoir une vie comme tout le monde.
Ce soir-là, on
jouait au Duke's, un bar isolé en pleine forêt, peuplé de
prostituées et de militaires
en permission. Le concert avait été ordinaire, on avait fait notre
truc, sans enthousiasme, mais sans trop d'animosité non plus. Encore
deux semaines et je n'aurais plus qu'à chercher des engagements en
solo. C'était la première fois que j'avais vraiment le blues.
En descendant de
scène, j'étais allé chercher un verre au bar et j'en avais profité
pour brancher le Duke sur les avantages qu'il aurait à organiser des
concerts acoustiques
les soirées creuses,
avec un seul musicien et sa guitare. Ce qu'il fallait c'était un
gars polyvalent, avec de l'expérience, disponible, genre moi…
Apparemment, j'avais mal choisi mon moment :
"Vas-te faire
foutre, Little Jim, ce soir, c'était la dernière fois pour toi chez
moi. T'es pas foutu de m'assurer 100$ de recette en trio et tu
voudrais que je te paye pour venir jouer seul ? De toute façon si
t'espères repartir avec du fric ce soir, tu peux te gratter, je fais
pas de mécénat, moi ! Pas de client, pas de paye !"
Au lieu de me
pencher en avant, de l'attraper par le col et de lui arracher le nez
avec les dents, j'avais juste haussé les épaules et j'étais allé
annoncer la nouvelle aux deux autres. Vernon avait explosé :
"Putain, t'es
même pas capable de nous trouver des concerts qui rapportent ! J'en
ai jusque-là de ton
attitude.
C'est fini, j'arrête tout. Je retourne bosser à l'épicerie. J'ai
une famille à nourrir, moi !"
J'avais regardé
Stan qui m'avait jeté un œil mauvais et avait juste lâché :
"Moi aussi, je
me tire…"
Je leur aurais bien
fracassé ma guitare sur la tête mais je venais de changer les
cordes. J'étais sorti faire un tour en les laissant remballer,
pendant que les derniers clients, trop défoncés pour marcher, se
faisaient raccompagner jusqu'à leurs voitures par le Duke.
C'était la pleine
lune, il faisait enfin frais, et la forêt bruissait de rires
étouffés et de gémissements
simulés
: les putes faisaient leurs dernières passes avant de regagner à
leur tour leurs foyers et retrouver leurs familles. Personne ne
m'attendait, j'allais rentrer et me coucher seul, serré contre ma
guitare, une bouteille de whisky pour m'empêcher de rêver et
pouvoir recommencer à vivre cet enfer le lendemain.
J'en étais là de
mes pensées quand une tête émergea d'un buisson qui respirait fort
:
"Hé, c'est pas Little Jim
?"
Putain, il manquait
plus que lui. Evil Bob, un travailleur saisonnier : mac l'été,
dealer l'hiver, guitariste quand il était bourré. Souvent il
s'amenait vers la fin des concerts, complètement défoncé, il
voulait jouer. Ce type était tellement violent que parfois je lui
laissais la deuxième gratte en baissant le son sans qu'il s'en rende
compte. Mais ce type était tellement violent que de toutes façons
il finissait toujours par taillader le premier gars dont la tête ne
lui revenait pas.
J'avais jamais
traité avec lui, ni pour une fille, ni pour de la dope, c'était
peut-être pour ça qu'il m'aimait bien.
"Hola, t'as pas
l'air jouasse,
mon gars, qu'est-ce qui t'arrive ?
- Rien
d'extraordinaire, Bob, Vern et Stan arrêtent et cet enculé de Duke
veut pas nous payer pour ce soir…
- L'enflure ! J'l'ai
jamais senti ce type. Bon, bouge pas, je vais lui parler,
t'inquiètes, il va raquer…"
Il s'était levé et
en se reboutonnant il avait
lancé au
buisson : "Ça ira, poulette, tu peux rentrer."
Bob qui voulait
"parler" au Duke plus tout le reste, ça commençait à
faire beaucoup à gérer pour une fin de soirée. J'ai répondu un
peu trop vite :
"Ecoute, Bob,
c'est gentil de vouloir aider, mais ça m'arrangera pas vraiment que
le Duke soit à l'hosto et moi en taule…"
Il s'était retourné
d'un bloc, les yeux brillants : "Si tu veux pas que j'aide
petit, tu le dis tout de suite… Si t'as un problème avec moi on
règle ça ici et maintenant, personne me parle comme tu viens de le
faire…
- C'est pas ce que
j'ai voulu dire, Bob. Excuse-moi, j'ai eu une dure journée. Viens,
on va boire un coup…."
J'avais maintenant
500 mètres pour calmer Bob et lui faire
oublier pourquoi il
m'accompagnait. Ensuite il faudrait encore rendre le Duke et les deux
autres compréhensifs si je voulais éviter la baston.
En arrivant au
parking, on avait trouvé Stan qui fumait une clope devant le van.
Vernon finissait de ranger le matériel et le Duke faisait la cave. A
peine la porte franchie, Bob s'était retourné vers moi, un doigt
sur la bouche, il avait sorti son cran d'arrêt et s'était engouffré
sans un bruit par la trappe derrière le bar. Je n'avais plus le
choix, le Duke allait se faire planter si je n'intervenais pas…
J'avais crié : "Ah ! On va enfin pouvoir
s'en jeter un petit,
hein, Evil Bob. Va donc voir le Duke en bas et ramène-nous une
bouteille !"
Bob était disjoncté
mais pas inconscient, et le Duke était tout sauf un gringalet. Si
Bob voulait le buter, il le ferait de dos, sans risque. Le Duke
prévenu, je pensais la situation désamorcée, au moins
momentanément. J'étais tellement soulagé que je sifflotais en
entrant dans le nid à mouches
pompeusement baptisé
toilettes.
En sortant, je
m'étais dirigé vers l'arrière-salle, là où on jouait, pour voir
où en était Vernon. Mais c'était Evil Bob qui était là, assis
sur la grosse caisse, essuyant son couteau sur son mouchoir.
"Putain, Bob,
dis-moi que c'est pas vrai ! T'as quand même pas saigné le Duke ?"
Il sifflotait entre
ses dents, en souriant béatement… J'étais en train de péter un
plomb. En m'approchant pour le secouer, j'avais entendu un
gargouillis, comme un évier qui se vide. Un liquide noir et épais
coulait sous un ampli. Derrière, Vernon gisait, les yeux révulsés,
la tête à demi détachée, le corps agité de soubresauts. La voix
étranglée, j'avais crié : "Stan, on s'arrache ! Tout de suite
!"
J'avais couru
dehors. Stan était déjà dans le van, à la place du conducteur, la
tête posée sur le volant. J'étais monté en criant : "Démarre
!" mais il n'avait pas réagi. Lui ne gargouillait déjà plus…
C'est là que tout
était devenu
flou. Je voulais tuer ce malade de Bob mais le bar était vide. Alors
j'étais parti à sa recherche dans la forêt, au hasard. Je ne sais
pas combien d'heures j'ai marché et couru et crié. Je me rappelle
avoir trébuché sur une femme à moitié nue, la gorge tranchée et
m'être dit : "Je suis sur la bonne voie…"
Quand les flics
m'avaient trouvé, au petit matin, hagard, n'arrivant pas à aligner
deux phrases cohérentes, ils m'avaient embarqué et inculpé des 4
meurtres. Personne n'avait cru à mon histoire, encore moins quand on
avait retrouvé le cadavre faisandé d'Evil Bob 3 km au sud du bar,
égorgé 2 semaines auparavant.
Ça fait maintenant
cinq longues années que je croupis dans ma cellule, en attendant
d'appel en appel qu'une injection m'éjecte enfin de ce trou. Seul
avec ma guitare, je joue les meilleurs blues de ma vie, pour les rats
qui partagent mes repas. Je ne me pose même plus la question de
savoir si c'est moi qui ai disjoncté ce soir-là, ou si... Je suis
juste curieux de savoir qui m'attendra à la sortie.
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