2015-09-13

Monodialogue

Légèrement penché en avant, il écoute avec déférence le conducteur lui débiter les raisons pour lesquelles il FAUT lire Michael Connelly. Parfois, il relance le flux de paroles par une question anodine. La plupart du temps, il hoche simplement la tête en émettant de petits bruits de gorge approbateurs, avec l'air pénétré et concerné de celui qui découvre un nouveau continent. Il n'amorce un minuscule mouvement de retrait que lorsque l'autre tourne un peu trop son visage dans sa direction... Postillons ou haleine chargée, certainement un peu des deux.
L'autre ne se rend compte de rien. Embarqué dans la pertinence de son raisonnement, tout à la joie de disposer d'un auditoire attentif, il s'emporte même, élargit, digresse, change de sujet. Il passe du thriller technologique américain au fichage général via les mobiles, puis aux drones militaires au Yémen, la pauvreté et le fondamentalisme au Moyen-Orient, les mouvements de population du Maghreb vers l'Europe et la traversée de la Méditerranée, les passeurs, l'Eldorado français, la CMU, le Parti Socialiste et l'UMP qui font la même politique, le manque de courage de nos élus, les arabes qui nous envahissent, le métissage, ils veulent la France et ils l'auront, pas maintenant mais dans 30 ans, quand les populations se seront mélangées, ils ont déjà gagné dans les écoles, on ne mange plus de porc...

Et pendant tout ce temps, le passager opine doucement. Il n'écoute plus, ou il s'en fout. Son silence conforte le conducteur. Il le sait, mais que faire d'autre ? Ne pas trop acquiescer, mais ne pas trop s'opposer non plus. Il est là pour le boulot, c'est son patron. Dans quelques heures, il pourra rentrer chez lui, prendre une douche, oublier le racisme ordinaire, stupide et familier, pour recommencer à s'indigner depuis son fauteuil devant la misère lointaine, exotique diffusée sur TF1. Vautré, en caleçon, le ventre débordant de son T-shirt Castorama troué, les pieds nus - ongles jaunes - posés sur sa table basse, une canette de bière sur un accoudoir, un cendrier sur l'autre, il finira par s'endormir en rotant son indignation et sa solitude, en rêvant à quelles foutues raisons ont bien pu conduire sa femme à le quitter.

Mais dans l'immédiat, il écoute distraitement le conducteur s'épancher sur l'état de la France. Il acquiesce, après tout, c'est pas si faux, tout ça. Un peu direct peut-être, mais il faut bien appeler un arabe un arabe, et eux, ils ont le sens du collectif, de la communauté, alors il serait temps que nous autres, français de souche, réagissions... Si seulement il postillonait moins quand il s'énerve...

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