Figuration intermittente

Hier, je suis allé postuler pour faire de la figuration dans un téléfilm. J'avais reçu un email de mon agence Pôle Emploi m'avertissant du prochain tournage dans la région de "Meurtres au Ventoux" (avec Ingrid Chauvin, qui joue dans un téléfilm sur deux tourné dans le coin, l'autre bénéficiant du talent immense et injustement sous-estimé de Corinne Touzet), et de l'embauche d'une centaine de figurants pour jouer des agriculteurs. Comme je porte la barbe ces temps-ci, je me suis dit que c'était le rôle de ma vie.

Un casting figuration, comme ça, on a l'impression qu'il s'agit d'une vraie audition, avec entretien, passage caméra, stress... mais non, tout ce qu'on a à faire, c'est remplir une fiche de renseignements (taille, poids, couleur des yeux, disponibilités...) et se faire prendre en photo de face et en pied. C'est peu finalement, mais bien assez pour jouer le rôle d'une épaule vue de dos...

Je suis arrivé en milieu de matinée au Château Durbesson à Carpentras où se tenait le casting. Une file d'attente débordait sur les marches à l'extérieur. J'ai récupéré une fiche, et une fois remplie, je n'ai plus eu qu'à attendre mon tour en écoutant les conversations et observant mes compagnons.

Ils étaient dans leur immense majorité des intermittents du spectacle en manque de cachets, comme moi. Des personnes de tous âges et de tous styles. Mais beaucoup de jeunes hommes à la coupe de cheveux antoinegriezmannesque et de jeunes filles aux sourcils intégralement épilés puis redessinés, à la peau lissée au fond de teint (un travail de toute beauté que n'aurait pas renié un plâtrier professionnel) et aux cheveux décolorés, mais avec racines naturelles apparentes sur 3 centimètres. Je l'écris de nouveau, nous étions castés pour jouer des agriculteurs. Je sais qu'il existe des agriculteurs modernes, avec des looks récents. Mais pour un téléfilm avec Ingrid Chauvin, je crains que les décideurs n'essayent de coller à l'image que se fait le télespectateur moyen de TF1 d'un paysan traditionnel. Question de vraisemblance. Peu importe la vérité du portrait, tant qu'il correspond à l'image consensuelle qu'on en a. Il faut vraiment que je relise Barthes moi... Mais quoiqu'il en soit, on remarquait donc une distance certaine entre les profils recherchés et certains de ceux qui se proposaient.

Il y avait aussi beaucoup de vieux dans la file d'attente, dont certains avec de "vrais" physiques de paysans cette fois-ci, burinés, cheveux en bataille, ventre en avant. Sans volonté d'offenser personne, par "vieux" j'entends des personnes de plus de 50 ans. Je sais bien qu'on n'est pas vieux à 50 ans, mais dans le panel que j'observais, il s'agissait quand même de la tranche d'âge supérieure. Et c'est ce qui a commencé à me déprimer dans cette file qui n'avançait pas. Ces personnes, que je connaissais pour plusieurs, étaient des intermittents du spectacle, musiciens, techniciens, comédiens, avec plus de 20 ans de métier derrière eux, du talent et beaucoup, beaucoup de travail effectué, pour en arriver ce samedi matin à patienter en attendant qu'on veuille bien les prendre en photo, à espérer être sélectionné et obtenir un cachet supplémentaire en passant une dizaine d'heures à jouer les passants au second plan pour un salaire de 80 euros brut... Je ne me suis pas senti déprimé pour eux, leur situation, leur âge, pas du tout. Pas non plus parce que nous étions traités comme du bétail, de la chair à pellicule, non plus, ça fait partie du jeu, c'est la loi du milieu. Non, c'était bien plus égoïste en fait. En les regardant tous, je me suis vu dans 10, 15, 20 ans. J'aurai beau travailler et évoluer, je serai toujours dans cette file d'attente, à mendier un cachet ou deux qui me permettront de valider un nouveau dossier et de prolonger un peu plus longtemps ma précarité. Et puis plus tard, à 70, 80 ans, je continuerai à venir postuler pour jouer la nuque d'un vieux manifestant dans la série de l'été 2046 "Un Château pour l'Amour", toujours avec Ingrid Touzet, l'hybride parfaite de l'actrice de téléfilm ?

Au bout de 45 minutes et après avoir avancé de 5 mètres sur les 20 de la file d'attente, j'ai fait demi-tour.