Je suis né au printemps, promesse d'un avenir radieux. Mais les
promesses sont faites pour réconforter et adoucir, pas pour être tenues.
Ma vie devait être longue et heureuse. Longue, elle l'a été, oui, et
heureuse aussi, mais pas comme prévu. Mon bonheur a été court, même si
ses répliques, de plus en plus subtiles et discrètes, me nourrissent
encore aujourd'hui...
Je ne me rappelle plus mes
parents. Nous avons été séparés avant mon premier anniversaire. Je sais
qu'ils venaient de la région où je vis encore aujourd'hui, mais c'est à
peu près tout ce qu'il me reste d'eux. Ils sont peut-être morts depuis
longtemps. Peut-être m'ont-ils effacé de leur mémoire. Peut-être
vivent-ils à quelques hectomètres de moi. Peut-être pensent-ils à moi en
ce moment-même. Ce qui est sûr, c'est qu'ils m'ont manqué, souvent.
Encore que... Une chose que l'on n'a jamais connue peut-elle vraiment
nous manquer ? Ne serait-ce pas plutôt l'idéalisation de ce qu'on n'a
pas qui nous tourmente ? Qu'elles soient visibles ou pas, on est
toujours en même temps à la recherche et prisonnier de ses racines. Mais
cela sous-entendrait-il que notre chemin est déterminé par notre
ascendance, même sans la connaître ? En tous cas ces réflexions et leurs implications ont hanté mes nuits une bonne partie de ma vie.
J'ai
toujours habité ici. Enfin je crois. Aussi loin que remontent mes
souvenirs pour sûr. Là, en bord de nationale. J'ai tellement rêvé de
partir, de découvrir le monde, en commençant par le virage au bout de la
ligne droite de ma route... Mais lorsque j'ai enfin été libéré de mes
tuteurs, je suis resté là, comme privé de volonté, enraciné à mon
bas-côté, mon point d'ancrage. Je n'ai voyagé qu'à travers l'exotisme
des plaques minéralogiques des voitures qui passaient à longueur de
journée devant moi. Les numéros de départements se chargeaient de
parfums inconnus, les autocollants en langues étrangères sur les
pare-brise devenaient des cartes postales chargées de souvenirs sucrés.
J'étudiais le visage des passagers de chaque véhicule qui passait devant
moi et j'investissais leurs vies en imagination. J'échappais à la
police au terme de course-poursuites incroyables avec les plus
patibulaires d'entre eux, je partais à la plage sur un coup de tête avec
les étudiants dans leurs Fiat Panda surchargées, je partageais en
imagination les jeux des enfants sur les banquettes arrières. En
définitive, j'ai voyagé...
J'ai été amoureux il y a
longtemps, très longtemps, quand j'étais jeune, très jeune et plein de
sève. C'était le mois de mai et je m'adonnai depuis l'aube à mon
occupation favorite : le compte des véhicules qui venaient de la droite
ou de la gauche. Match en cent points entre les deux directions, les
camions comptaient double et les motos valaient un demi point. En
semaine, la gauche gagnait le matin et la droite le soir. Le week-end,
c'était l'inverse... La gauche devait mener 30 à 15 — nous étions mardi —
quand je l'ai aperçue pour la première fois. Elle était de l'autre côté
de la route, quelques dizaines de mètres plus loin. Sa silhouette se
découpait à contre-jour dans la lumière du soleil levant. Il faisait
encore frais et je n'ai pu réprimer un frisson. Elle était d'une beauté
irréelle, fragile et rassurante à la fois. A cet instant précis, ma vie a
basculé. Je n'ai plus vécu que pour elle. Curieusement, je n'arrive pas
à me souvenir d'elle précisément, seules subsistent dans ma mémoire ces
sensations nouvelles qui m'envahirent sans prévenir ce matin-là. Son
image reste floue. Et pourtant, j'ai passé l'été qui a suivi à la
contempler et à écouter croître mon amour. Je n'entendais plus le fracas
de la route, je ne comptais plus les voitures, je n'extrapolais plus
sur leurs passagers. Elle était le centre de l'univers et tout gravitait
autour d'elle. Quand la brise du soir soufflait son doux parfum vers
moi, je m'endormais paisiblement, certain de la retrouver dans mes
rêves, bercé par la musique lointaine des orchestres et veillé par
l'éclat des feux d'artifices des villages alentour.
Puis
l'automne est arrivé, avec ses parfums mélangés de froideur matinale et
de feuilles en décomposition. Le creux au fond de moi, que je mettais
sur le compte de mon amour naissant, s'est doucereusement changé en une
peur sourde, de septembre, cette angoisse sans objet qui accompagne la
rentrée des classes.
Et c'est alors qu'ils sont venus
et qu'ils l'ont emmenée avec eux. Ils ont dit qu'elle était malade et ne
pouvait pas rester parmi nous, qu'elle risquait de contaminer toute la
communauté. Comme j'aurais aimé être malade aussi et partir avec elle,
quitter ce bord de route, même si c'était pour mourir peu après
peut-être. Au début, j'ai attendu son retour, puis j'y ai de moins en
moins cru. Et elle n'est jamais revenue, comme aucun de ceux qu'ils ont
emmenés par la suite.
Je pense à elle souvent. Au fil
des saisons qui s'écoulent, les images qui me restent d'elle s'estompent
ou se raffermissent, sans que je sache vraiment s'il s'agit de
souvenirs réels ou d'embellissements de mon imagination. Peu importe,
cette mélancolie m'est douce et m'aide à supporter la lenteur du temps.
Aujourd'hui,
je suis le dernier de ma génération, tous mes compagnons sont partis,
les uns après les autres. Et moi, je faiblis. Depuis quelques années,
j'ai beaucoup de mal à m'étirer hors de l'hiver. Je sens la vieillesse
et la maladie s'étendre en moi. Bientôt ils viendront me chercher à mon
tour. Bientôt ils m'arracheront à ma route, et je connaîtrai peut-être
enfin autre chose que ce coin de campagne plat et désolé. Bientôt ils
placeront des plots autour de moi, ils détourneront la circulation
quelques heures, le temps de m'élaguer puis de me déraciner, puis ils me
chargeront sur un camion orange, semblable à celui qui a emporté mon
amour il y a si longtemps. Bientôt...
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