2006-03-25

Une banale histoire


Fragments du journal d'un vieil homme
C'est le titre d'une nouvelle d'Anton Tchekhov (pour une fois que je lis de la vraie littérature, je suis trop fier, il faut que ça se sait !) qui raconte les impressions d'un vieux professeur d'université un peu blasé, un peu aigri, et ses liens avec sa fille adoptive, Katia.

Si l'histoire ne m'a pas passionné plus que ça (je lisais la nouvelle à 3h du matin au retour de concerts, ça n'aide pas non plus...) Tchekhov dépeint en revanche les collaborateurs universitaires du héros, descriptions qui supportent assez bien la transposition au monde des musiciens. A propos de Nicolaï, l'appariteur :"(...) nous nous mettons à parler travail. Si, à ce moment-là, un étranger entendait avec quelle aisance Nicolaï manie la terminologie, il pourrait penser que c'est un savant en uniforme d'appariteur. Soit dit en passant, les bruits qui courent sur l'érudition des appariteurs de facultés sont très exagérés. A dire vrai, Nicolaï connaît plus de cent dénominations latines, il sait remonter un squelette, quelquefois effectuer une préparation, faire rire les étudiants par quelque longue citation savante, mais, par exemple la théorie pourtant bien simple de la circulation du sang lui est, aujourd'hui encore, aussi obscure qu'il y a vingt ans.A la table de mon cabinet, je retrouve, profondément courbé sur un livre ou une préparation, Ignatiévitch, mon prosecteur, homme appliqué, modeste mais peu doué, âgé de trente-cinq ans environ, déjà chauve et ventripotent. Il travaille du matin au soir, lit énormément, se souvient parfaitement de tout ce qu'il a lu, et , à cet égard, ce n'est pas un homme mais un trésor ; quant au reste, c'est un cheval de trait, ou, comme on dit, une brute savante. Les traits caractéristiques du cheval de trait, ceux qui le distinguent de l'homme de talent sont : un horizon borné et étroitement limité à la spécialité ; (...)Je vois clairement son avenir. Toute sa vie durant il exécutera une centaine de préparations d'une exactitude extraordinaire, écrira un grand nombre d'analyses sèches, excellentes, fera une dizaine de traductions consciencieuses, mais n'inventera pas la poudre. Pour inventer la poudre, il faut de l'imagination, de l'invention, de l'intuition et Ignatiévitch ne possède rien de pareil. Bref, ce n'est pas un patron, mais un manoeuvre de la science."

Il enchaîne sur la description d'un cours à la faculté qui, de nouveau transposé à la musique, devient un vrai cours de concert live :
"Ignatiévitch, Nicolaï et moi, nous parlons à mi-voix. Nous ne nous sentons pas très à l'aise. On éprouve un sentiment particulier quand, derrière une porte, un auditoire rugit comme une mer. En trente ans je ne me suis pas fait à ce sentiment et je le ressens chaque matin. Je boutonne nerveusement ma redingote, pose à Nicolaï des questions inutiles, me mets en colère... On pourrait croire que j'ai peur, mais ce n'est pas cela, c'est autre chose que je ne puis ni nommer, ni décrire.
Je regarde ma montre sans nécessité et je dis :
"Allons, il faut y aller."
Et nous entrons dans l'ordre suivant : d'abord Nicolaï portant les préparations ou les planches ; ensuite, moi ; derrière vient, baissant modestement la tête le cheval de trait, ou, lorsque c'est nécessaire, on fait d'abord entrer un cadavre sur un brancard, suivi de Nicolaï, etc. Quand j'apparais, les étudiants se lèvent, puis se rasseyent, et le bruit de la mer s'apaise subitement. C'est l'embellie.
Je sais de quoi je vais parler, mais je ne sais comment, ni par où je vais commencer et finir. Je n'ai pas une seule phrase toute prête dans la tête. Mais il me suffit de regarder l'auditoire (disposé en amphithéâtre) et de prononcer ce vieux stéréotype : "La dernière fois nous en sommes restés à..." pour qu'une longue file de phrases sorte de mon âme, et en avant la musique ! Je parle avec une vitesse, une passion sans retenue, et je crois qu'il n'est pas de force capable d'interrompre le fil de mon discours. Pour bien faire son cours, c'est-à-dire pour qu'il soit profitable, et non pas ennuyeux, il faut, outre les dons naturels, de l'habileté et de l'expérience, une idée nette de ses forces, de ceux à qui l'on s'adresse, de ce qui constitue le sujet de la leçon. De plus il faut rester sur son quant-à-soi, demeurer vigilant, et ne pas perdre son domaine de vue une seule seconde.
Un bon chef d'orchestre, pour traduire la pensée du compositeur, fait vingt choses à la fois : il lit la partition, agite sa baguette, suit le chanteur, fait un signe au tambour ou au cor, etc. Et moi de même quand je fais mon cours. J'ai devant moi cent cinquante têtes différentes et trois cents yeux braqués sur moi. Mon but est de l'emporter sur cette hydre à têtes multiples. Si je conserve, à chaque instant, une idée nette de son degré d'attention et de la force de son entendement, elle est en mon pouvoir. Mon autre adversaire est en moi-même. C'est l'infinie diversité des formes, des phénomènes et des lois, et la quantité d'idées personnelles et non personnelles qu'elles conditionnent. A chaque instant je dois avoir l'habileté de saisir dans cette énorme matière le plus utile, l'essentiel et, aussi vite que va ma parole, de revêtir cette pensée d'une forme accessible à l'entendement de l'hydre et susceptible d'éveiller son attention ; en même temps il faut bien prendre garde de ne pas lui livrer mes pensées à mesure qu'elles s'accumulent, mais dans un ordre déterminé, indispensable à la judicieuse composition du tableau que je veux tracer. Je m'efforce aussi de donner à mon cours une tenue littéraire, d'utiliser des définitions courtes et exactes, une phrase le plus simple et le plus belle possible. A chaque instant je dois me réfréner et me rappeler que je ne dispose que d'une heure quarante. Bref, la besogne ne me manque pas. Il faut, à la fois, se montrer érudit, pédagogue, orateur, et il serait fâcheux que l'orateur l'emportât sur le pédagogue et l'érudit ou vice-versa.
Au bout d'un quart d'heure, d'une demi-heure, on s'aperçoit que les étudiants commencent à regarder le plafond, ou Ignatiévitch, l'un cherche son mouchoir, un autre s'assied plus à son aise, un troisième sourit à ses pensées... C'est signe que leur attention se lasse. Il faut prendre des mesures. A la première occasion je lance un calembour. Les cent cinquante visages font un large sourire, les yeux brillent gaiement, on réentend pendant quelques instants le bruit de la mer... Moi aussi je ris. L'attention est ranimée, et je peux continuer.
Aucun sport, aucune distraction, ni aucun jeu ne m'ont jamais apporté autant de jouissance qu'un cours. C'est là seulement que je pouvais m'abandonner tout entier à ma passion et comprenais que que l'inspiration n'est pas une invention de poète, mais existe réellement. Et je pensais qu'Hercule, après le plus piquant de ses exploits, n'éprouva pas plus voluptueuse lassitude que moi après chaque cours."

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