2014-12-16

Mme L.

L'autre jour, je roulais en voiture dans une zone commerciale et sur le trottoir opposé, j'ai croisé un fantôme de mon passé. Pas le genre de fantôme du conte de Noël en téléfilm américain qui revisite Dickens, pas du tout. Juste de vieux souvenirs d'une époque qu'avec le recul je considère comme un pic de stimulation intellectuelle.

Il y a de cela 13 ans, Mme L. était professeur à l'Université d'Avignon, département Littérature anglophone (il est plus que probable que l'intitulé exact du département soit différent, mais bon...)

J'ai eu la chance de suivre ses cours durant mon année de licence et une partie de mon année de maîtrise (une partie seulement puisque j'ai quitté la fac avant la fin, j'y reviendrai.)

Le souvenir que j'ai du cursus Langue, Littérature et Civilisation étrangère est double. Les deux premières années, les cours étaient très scolaires, les examens aussi, le niveau des étudiants franchement médiocre, les professeurs distants. J'ai traversé ces deux années sans prononcer un mot d'anglais, en séchant plus de la moitié des cours, et j'ai obtenu mon DEUG grâce au vocabulaire des chansons des Beatles (qui suffit pour faire illusion, si si) et au fait que j'étais un "vieil" étudiant. En effet, si j'avais eu mon Bac avec un an d'avance, j'avais ensuite traîné et expérimenté plusieurs filières, parfois rapidement, parfois non, avant de débarquer à la fac, où je n'avais pas subi l'ivresse de la liberté comme beaucoup de mes camarades qui venaient juste de décrocher le leur.

Et puis, une fois passé l'écrémage du DEUG, une fois expédiés ailleurs la plupart des étudiants arrivés là au hasard d'une orientation erronée, en arrivant en licence, on avait l'impression d'entrer dans LE cercle. Les intitulés des UV devenaient plus spécifiques et collaient aux domaines de recherche des profs. Du coup, ceux que nous avions connus ennuyeux à mourir pendant deux ans se révélaient soudainement passionnés et passionnants, avides de partager leur enthousiasme. J'ai recommencé à aller en cours, d'autant plus que les paroles des chansons des Beatles ne me servaient plus à grand chose dans l'étude de la métafiction chez les auteurs irlandais postmodernes...

Parmi ces profs au charisme renouvelé apparut alors Mme L. Elle était américaine, je crois, mais dispensait ses cours en français. Elle devait approcher de la soixantaine, les cheveux blancs, svelte, toujours un sourire au coin des lèvres et une larme au bord des yeux. Curieusement, j'ai peu de souvenirs précis du contenu de son enseignement, sinon qu'il brillait par son envergure et son éclectisme. Elle pouvait nous parler pendant 2h de l'architecture des théâtres grecs antiques, uniquement pour étayer un point de vue sur une pièce de Sam Shepard. Elle était d'ailleurs un peu moquée dans les rangs parce qu'elle partait dans plusieurs directions à la fois. Il faut dire qu'elle avait devant elle un public majoritairement composé de futurs professeurs d'anglais en collèges et lycées, uniquement intéressés par la préparation de leur CAPES. (je n'ai rien contre les profs d'anglais du secondaire, je suis juste heureux d'en avoir croisé durant ma scolarité de plus ouverts intellectuellement que certains futurs enseignants avec qui je partageais les bancs à la fac.)

Ses méthodes étaient parfois peu académiques, c'est vrai. Je me rappelle d'une séance où elle nous avait fait lire, à tour de rôle, des textes (d'Albee je crois) en les accompagnant de musique. Certains d'entre nous faisaient donc des percussions sur des chaises, d'autres improvisaient des mélodies à la bouche. Pour la séance suivante, elle m'avait demandé d'apporter ma guitare (et une basse à un certain Max, mais que sont donc devenus tous ces gens ?) pour enrichir l'expérience.

Mais Mme L., comme pas mal d'autres profs que j'ai eu la chance de rencontrer ces deux années-là, n'était pas dans l'enseignement d'une matière en particulier, mais dans la transmission. Et si je n'ai que peu de souvenirs du contenu de ses cours, ce qu'elle m'a laissé est bien plus primordial. Elle n'enseignait pas le théâtre, ou la littérature, mais transmettait l'ouverture d'esprit, le goût de l'art et de la culture, la curiosité intellectuelle. Elle ne donnait pas envie de parler d'art, mais d'en faire. Elle était le genre de prof qu'on écoute bouche bée en oubliant de prendre des notes. Elle semblait avoir vécu tout ce dont elle parlait. Et à la sortie, les partiels à venir n'importaient plus, elle nous (m') avait simplement fait entrevoir un monde artistique et intellectuel dont nous (je) ne soupçonnions pas l'existence.

Et puis j'ai lâché la fac en cours de maîtrise. A ce moment-là, je commençais à trouver beaucoup d'engagements pour jouer dans les pubs avec mon frère et ma soeur, et entre la perspective d'écrire un mémoire certes passionnant sur les liens entre la musique et le théâtre d'Edward Albee (à l'heure actuelle, je n'ai pas la moindre idée de ce que j'aurais bien pu y mettre) avec pour seul futur débouché de faire répéter les listes de verbes irréguliers à des collégiens boutonneux, et celle de faire danser des étudiants en étant avec ma guitare sur scène, au centre du monde (oui, à l'époque, pour moi, une estrade de pub anglais délocalisé en Provence pouvait bien être l'endroit où tout commençait et finissait), le choix a été rapide. Et, plus prosaïquement, je gagnais plus dans les bars qu'à la plonge du restaurant universitaire.

Mais paradoxalement, si j'ai arrêté mes études, c'est beaucoup grâce et à cause de Mme L. Elle m'a révélé (ce que je savais déjà au fond, mais sans l'assumer) que ce qui importait vraiment était l'art, la création et les instants fugitifs ou ils se confondent avec la vie.

Avec le temps, je ne suis pas sûr du tout que je referais les mêmes choix, mais à l'époque, c'était évident. Il est certain aussi que chacun prend ce qu'il veut dans un enseignement et que j'ai peut-être tout compris de travers, mais comme le dit si bien le philosophe Gaël Monfils : "Je suis responsable de ce que je dis, pas de ce que tu comprends."

Tout ceci pour écrire que Mme L., probablement à son insu, a été l'un des professeurs qui a changé ma vision du monde.

Et après l'avoir croisée, ce jour-là, sur le trottoir opposé, je me suis alors dit que j'aimerais lui exprimer ma gratitude, et j'ai joué avec l'idée de faire demi-tour et d'aller à sa rencontre. Une petite voix au fond de moi me disait qu'il n'était pas sûr que ce soit elle, du temps de la fac elle était déjà un peu âgée et pour une femme de 13 ans de plus, le pas de celle que je venais de croiser me semblait bien alerte. Mais en y réfléchissant, Mme L. était le genre à être dynamique du premier au dernier jour de sa vie. Le jour où elle quitterait le monde, elle partirait d'un coup, un sourire l'instant d'avant, un souvenir lumineux l'instant d'après. Et puis en fait, si ce n'était pas Mme L. tant pis ! Allez, je n'aurais sans doute pas le courage de lui dire la moitié de ce qui précède, mais je pourrais au moins prendre de ses nouvelles et lui dire merci. Demi-tour !

Vous vous en doutez, j'avais trop tergiversé, elle avait disparu...

Quoiqu'il en soit et bien en retard, merci Mme L. !

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