2012-05-15

Lieux Communs (2)

J'ai vécu la scène suivante au petit déjeuner dans une chambre d'hôtes :

Le propriétaire des lieux, qui s'occupe du service le matin, est un homme d'une cinquantaine d'années, grand, qui a le sens de l'humour provençal : commercial, pas forcément drôle mais puisque c'est dit avec un excès de bonhomie et d'accent et accompagné d'un éclat de rire sonore et feint, ça passe bien.
La salle est aux 3/4 vides, les tables sont dressées en prévision des futurs arrivants, à l'exception de 4 places précédemment occupées par des lève-tôt qui sont déjà repartis. Une femme de 60 ans un peu enrobée arrive, visiblement encore un peu éméchée de la soirée de la veille, lance un bonjour timide à la cantonade et s'assoit justement sur une des chaises encore chaudes du séant des matinaux, devant un fond de café dans une tasse sale avec des restes de pain entamés qui traînent sur la nappe en papier tachée de beurre.

Le maître des lieux revient dans la salle et lui dit :
"Vous préférez pas vous mettre là où il y a des couverts propres tant qu'à faire, fan ? (je ne suis pas encore au top en terme de transcription d'expressions méridionales)
- Oh ! Excusez-moi ! Vous savez, moi, avant le petit déjeuner je ne suis jamais vraiment réveillée !
- Ma foi, je vois ça !"
Ricanement provençal pour atténuer l'attaque, rire gêné de la cliente qui change de place en se dandinant.

Je ne peux pas, alors, m'empêcher d'analyser la scène à laquelle je viens d'assister.
Elle n'est pas a l'aise, semble timide et ne veut surtout pas gêner. Donc elle s'assoit là où elle ne risque de prendre la place de personne : où c'est sale.
Lui, dans son rôle de patron plein de gouaille, tente une plaisanterie commerciale (en fait, une phrase pas spécialement drôle mais prononcée avec le ton d'une blague, ce qui fait parfois le même effet, un peu comme un jeu de mots qui ne veut rien dire, mais avec conviction, "qui sème le vent récolte le tempo"), probablement d'ailleurs plus à l'intention des autres clients que de la dame timide.
Elle réagit en se plaçant immédiatement dans le rôle du dominé. Elle se rabaisse en s'auto-vannant (sans beaucoup plus d'effet comique que son interlocuteur, mais là n'est pas l'important, les plaisanteries ont ici une fonction conversationnelle seulement)
Lui, en réalisant qu'elle endosse volontiers l'habit du dominé, se sent conforté dans son personnage de dominant et se permet d'en remettre une couche (mais pas trop, il n'oublie pas qu'elle est cliente, d'où le petit rire accompagnant, qui marche aussi pour signaler les pseudo-plaisanteries dont je vous parlais plus haut).

En observant cet échange, j'ai été frappé par le fait que chacun avait un rôle de prédilection et essayait de le tenir dès le début, et qu'une fois qu'il se rendait compte que l'autre avait le rôle complémentaire, il se renforçait dans son interprétation, au point d'en devenir caricatural.

La femme de la conversation précédente aurait tout aussi bien pu simplement se lever et aller s'asseoir à une autre place, sans s'excuser et se flageller. L'homme n'avait pas besoin d'en rajouter non plus.

Pourquoi les rapports humains sont-ils faits de codes, d'appartenances, desquels chacun semble angoissé de sortir ? Pourquoi, dès que nous parlons à quelqu'un hors du cercle intime, nous sentons-nous obligés de nous coller sur le front une étiquette grosse comme une feuille de papier A4 ? De nous enfermer dans des boîtes de classifications grossière des caractères ? Avons-nous si peur d'être naturels que nous ayons besoin de nous cacher derrière des masques ?

Je crois que nous sommes encore prisonniers ici de la vraisemblance. Pour exister vis-à-vis de l'autre, nous nous sentons obligés d'entrer dans ce que nous percevons de son personnage et de jouer une partition que nous souhaitons complémentaire à la sienne. On grossit le trait, on caricature, on accentue. Et on arrive à une vie où toute conversation est polluée de lieux communs.

En allant au concert de ce week-end, nous nous sommes arrêtés au restaurant sur la route. Nous avons commandé un apéritif au bar, et, juste après, un silence est tombé. Sans sommation, le serveur a alors eu cette phrase si personnelle : "on a perdu 10 degrés, il fait beau, mais il fait froid !" Quelle peur panique du silence à bien pu le forcer à nous faire cette confidence insensée ? Et à se plier immédiatement aux codes de sa fonction (barman = conversation facile sur des sujets banals) ?

Plus les années passent et plus j'essaie d'être moi-même en toutes circonstances. Je n'y arrive pas encore vraiment, j'avoue. Mais ne soyez pas mal à l'aise si nous nous retrouvons en tête à tête et que je ne dis subitement plus rien, ce n'est pas que je m'ennuie ou que je ne vous apprécie pas, c'est sûrement parce que je n'ai rien de pertinent à dire et que je préfère me taire que mener une conversation sur la météo.
Et, si je vous pose des questions sur votre profession, votre ville d'origine... n'imaginez pas que j'essaie de faire survivre le dialogue à tout prix, bien au contraire, c'est juste que je m'intéresse vraiment à vos réponses.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Ne sommes nous pas au contraire naturels quand nous affichons clairement notre caractère dominé ou dominant vis à vis de notre interlocuteur ?

Xa a dit…

Ce qui me gène surtout dans ce côté dominant-dominé, c'est d'une part l'aspect manichéen à outrance et d'autre part, le fait qu'une fois les caractères exposés, chacun s'enferme dans son rôle, accentue ses caractéristiques et renforce encore la caricature. Evidemment qu'on a tous un type de caractère propre et certaines configurations dans lesquelles on se sent plus ou moins à l'aise dans nos relations aux autres, mais je regrette la perte de naturel quand on veut faciliter la lecture de soi aux autres et qu'on grossit trop le trait.

Magali R a dit…

................................. Je me disais justement ce soir qu'être timide n'est pas simple, que ne pas savoir par ou commencer une conversation ne l'est pas plus, etc..... C'est l'après "DADGAD" qui à fait que j'ai commencé à me dire : "Bon sang ! Pourquoi tant de gène, de timidité, pourquoi être mal à l'aise... Remercier des gens, leur dire ce que l'on pense, rien de plus naturel ?" Pas toujours visiblement... Ensuite une envie d'écouté encore, d'écouter plus et je (re)tombe sur ton blog et enfin sur cet article.....

Une fois de plus je trouve que tu écris très bien et ton analyse est très bonne !

Merci.

Xav a dit…

Merci !